Réponse le 2 décembre 2019 devant le Tribunal de Grande Instance de Grasse, dans un jugement qui sera rendu suite à l’audience qui s’est tenue le 14 octobre 2019.
Cette affaire oppose le joueur professionnel américain de Texas Hold’em Rick Salomon (photo) et le cheikh saoudien Raad Al-Khereiji, ce dernier refusant de s’acquitter d’une dette de poker de 2,8 M$ à l’issue d’une partie privée qui s’est déroulée à Théoule-sur-Mer (Alpes-Maritimes) en mai 2014, à son domicile. Les avocats du demandeur ont en effet tenté de prouver que le poker engage « adresse et exercice du corps », discipline qui entrerait dans le champ légal de recouvrement d’une dette de jeu excluant le hasard. Aucune jurisprudence n’existe à ce jour au civil.
Les protagonistes de l’affaire :
Cette affaire inhabituelle est aussi intéressante sur le plan humain que sur le plan juridique, » estime Ronald Sokol, associé du cabinet Lexhelp, avocat au barreau d’Aix-en-Provence, conseiller du demandeur, Rick Salomon.
Ce dernier, âgé de 51 ans, réside à Las Vegas, où il gagne sa vie en jouant notamment au Texas Hold’em poker ; il a d’ailleurs gagné de nombreux tournois nationaux et internationaux. Raad Al-Khereiji, le défendeur, 59 ans, de nationalité saoudienne, réside à Théoule-sur-Mer. Les deux hommes se rencontrent pour la première fois en 2012 à Las Vegas, dans l’Ivey Room, une célèbre salle du casino Bellagio réservée aux joueurs de poker capables de s’acquitter d’une mise de départ de 100 000 $, qu’ils fréquentent tous deux régulièrement.
Les faits :
Une partie de poker va se jouer en France les nuits des 18 et 19 mai 2014, dans l’appartement où réside Raad Al-Khereiji, qui sortira de la partie en dette de 2 800 000 $ à l’égard de Rick Salomon. Il lui indique qu’il organisera le paiement par le biais de l’un de ses avocats à Los Angeles. Sept mois plus tard, son conseil écrit à l’avocat américain de Rick Salomon à Las Vegas pour lui indiquer que, finalement, Raad Al-Khereiji considère qu’il s’agissait d’une partie amicale sans enjeu monétaire. Rick Salomon décide alors de saisir la justice française, puisque c’est sur le sol français qu’est née la dette et que le défendeur y réside.
Le défendeur est assurément un joueur éclairé, qui ne pouvait ignorer l’enjeu financier :
« Le défenseur a argué du fait qu’il s’agissait d’une partie de poker entre amis, sans enjeux, explique Ronald Sokol, et que Raad Al-Khereiji est un amateur. Cette prétention ne résiste pas à l’étude du dossier des habitudes de paris de ce joueur aux États-Unis, que mes correspondants américains ont obtenu par une simple demande au tribunal de Las Vegas. » Entre avril 2011 et avril 2014, les registres de jeux de deux casinos fréquentés par Raad Al-Khereiji font en effet état de virements effectués par ce joueur à hauteur de 34 millions de dollars, soit une moyenne mensuelle d’un million de dollars sur une période de 29 mois. Comment, dès lors, envisager un seul instant que Raad Al-Khereiji pensait que la partie organisée dans son appartement, où il avait lui-même invité cinq autres joueurs professionnels qui ont joué pendant deux nuits pour des sommes colossales et qui se sont tous acquitté de leurs dettes était, le concernant, une partie amicale sans enjeu financier ?
Que dit la loi sur le recouvrement d’une dette de poker ?
L’aspect juridique est régi par les articles 1 965 et 1 966 du Code civil. L’article 1 965 dispose que « la loi n’accorde aucune action pour une dette de jeu ou pour le paiement d’un pari. » A cette règle générale d’interdiction est associée une exception importante dans l’article 1 966, qui dispose que « les jeux propres à exercer au fait des armes, les courses à pied ou à cheval, les courses de chariot, le jeu de paume et autres jeux de même nature à l’adresse et à l’exercice du corps sont exceptés de la disposition précédente ». « La question juridique que le tribunal doit examiner, précise Ronald Sokol, est de savoir si le Texas Hold’em poker est un jeu d’adresse, et s’il exige un exercice du corps. Mon confrère, dans ses conclusions, essaie de réduire cette réponse à une simple déduction : pas d’adresse, pas d’exercice du corps, donc pas d’exception. Je ne pense pas que ce soit si simple. »
Le poker, un jeu d’adresse, et c’est prouvé !
Que le poker soit un jeu d’adresse est amplement prouvé par des études empiriques, dont le cabinet Lexhelp cite un certain nombre dans ses conclusions. Prouvé aussi par le fait que « joueur de poker » est devenu une profession : impossible de gagner sa vie en pratiquant un jeu où la chance prédomine. Et le fait qu’il existe des fédérations, des ligues, des tournois, nationaux et internationaux notamment, témoigne bien qu’il s’agit d’un jeu d’adresse. En bref, l’argument fondé sur la croyance que le poker est un jeu où la chance prédomine ne peut être sérieusement maintenu devant ces preuves empiriques.
Le poker engage l’esprit, mais aussi le corps
Seconde condition : celle de l’exercice du corps. « Comment l’interpréter ?, interroge l’avocat de Rick Salomon. L’équivalent de la course de chariot au XXIe siècle serait probablement la course automobile, où le conducteur est assis et stationnaire. Quant à la pratique des armes, elle inclut le tir sportif ou le tir à l’arc, dont le pratiquant est immobile. Et il faut bien noter que la phrase de l’article 1 966 vise les jeux et non les sports. » Le jeu de poker aussi exige un engagement physique, quand bien même le joueur reste, la plupart du temps, assis : concentration intense sur une longue durée, gestion du stress, contrôle du corps et des émotions. « Il n’est donc pas si simple de dire que le poker n’implique pas un exercice du corps, fait remarquer Ronald Sokol. Comment doit-on lire un article de 1804 à l’époque de l’e-sport ? » A ce propos, il est intéressant de noter que pour les besoins d’un tournoi du jeu League of Legends, le 4 octobre 2014 à Los Angeles, le département d’État des États-Unis a reconnu les grands joueurs de sport électronique comme sportifs professionnels…
L’esprit de la loi :
Les conseils de Rick Salomon précisent que la profession de joueur de poker n’est pas interdite, que la partie jouée chez Raad Al-Khereiji ne l’est pas non plus, que les sommes jouées l’ont été en connaissance de cause par chacun, en toute légalité, et que Rick Salomon paie des impôts sur ses gains. Ils pointent enfin la philosophie qui a guidé la rédaction de l’article 1 965 – interdire une spéculation généralisée -, et l’objectif de l’article 1 966, tel qu’exprimé à l’époque par Portalis (l’un des rédacteurs du Code civil) dans son rapport sur le projet de loi : « Le principe que la loi n’accorde aucune action pour les dettes du jeu n’est donc rigoureusement appliqué, dans le système du projet de loi, qu’aux obligations qui ont leur source dans les jeux dont le hasard est l’unique élément. »
Et la jurisprudence ?
En dépit des 215 années écoulées depuis la rédaction des deux articles évoqués, il n’existe aucune jurisprudence civile l’interprétant. Les trois plus importantes décisions pénales traitant de Texas Hold’em poker concernent l’interdiction de tenir une maison de jeux de hasard où le public est librement admis. Dans ces trois affaires, la défense était basée sur l’argument que le Texas Hold’em n’est pas un jeu de hasard, accepté par le tribunal correctionnel de Toulouse, et confirmé par la cour d’appel de Toulouse, même si la chambre criminelle de la cour de cassation s’y refuse pour l’instant. Le délibéré du tribunal de grande instance de Grasse sera rendu le 2 décembre 2019.
Attendons donc, la décision du tribunal pour savoir s’il est possible de récupérer les sommes.
Le ministre, Christophe Castaner doit suivre le sujet avec beaucoup d’attention 🙂